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Système Bongo et « néo-colonialité » : la logique d’une justice réparatrice

Système Bongo et « néo-colonialité » : la logique d’une justice réparatrice
Système Bongo et « néo-colonialité » : la logique d’une justice réparatrice © 2023 D.R./Info241

Dans cette tribune libre pour les lecteurs d’Info241, l’universitaire gabonais Marc Mvé Bekale revient sur la nécessité d’une justice réparatrice et compensatoire pour les victimes du régime déchu d’Ali Bongo. « Outre la dynastie déchue, il faudrait aussi s’intéresser à la fortune de la classe de milliardaires issus du PDG », soutient l’auteur. Lecture.

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Chasse gardée. Pré carré. Giron. Ces termes ont longtemps défini la situation de nombreux pays d’Afrique francophone au lendemain des indépendances, placées sous contrôle pour voir s’instaurer des régimes de « colonialité ». Ce concept est issu de la pensée décoloniale latino-américaine. Nous préférons, quant à nous, la notion de « néo-colonialité » en cela que celle-ci montre, au-delà du phénomène de rémanence des mécanismes de domination étrangère en Afrique, comment les autochtones ont pris le relais du diktat européen pour devenir des hommes liges au service de leurs propres intérêts et ceux de leurs protecteurs occidentaux.

Omar Bongo apparaît comme une figure emblématique d’un tel pouvoir, dont il tirera d’immenses bénéfices personnels. Ce dernier réussira à accumuler un tel capital financier et politique qu’il retournera les relations avec l’ancienne puissance coloniale à son avantage et deviendra, à la suite de Félix Houphouët-Boigny, le grand manitou de la Françafrique. Autant ce serait une mission impossible de s’attaquer à la France pour ses liaisons dangereuses avec le Gabon, autant il est facile d’identifier l’ensemble de la classe politique qui a réduit son propre pays au statut de colonie d’exploitation.

Sylvia Bongo et son fils ont certes commis des crimes ; en réalité ils ne sont que des seconds couteaux, voire des boucs-émissaires livrés en pâture afin d’expier les péchés d’un demi-siècle de prédation et de prévarication systémiques. Car il est bien connu, le mécanisme par lequel le gouffre de la misère s’est creusé sous les pieds du peuple gabonais : au sommet de l’Etat, s’était érigé un potentat, fondateur d’un parti politique hégémonique (le PDG), contrôlé par des hiérarques placés à tous les étages de la haute administration et des institutions régaliennes ; ces hiérarques formeront une kleptocratie soumise à un pouvoir configuré par une main omnipotente. C’est ainsi qu’advint la ruine d’un petit pays qui aurait pu être un eldorado pour ses habitants. 

Une telle ruine historique a conduit les populations noires des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et des Antilles à exiger des réparations — je préfère le terme compensation car les violences coloniales ne sauraient être réparées — pour les crimes d’esclavage, de ségrégation raciale et socio-économique commis à leur encontre. En Martinique, des associations organisent, chaque année, « le konvwa pou réparasyon » (« le convoi pour les réparations »). En 2005, elles ont assigné l’Etat français devant le tribunal de grande instance de Fort-de-France afin « d’évaluer le préjudice subi par le peuple martiniquais du fait de la traite négrière et de l’esclavage ».

En 2013, le Conseil représentatif des associations noires (CRAN) leur a emboîté le pas en déposant une plainte contre la Caisse des dépôts et consignations (CDC) en raison de son enrichissement, après l’abolition de l’esclavage, au détriment d’Haïti. Ce pays avait été contraint de payer des réparations aux anciens colons, par l’intermédiaire de la CDC, à cause de la perte de leurs outils de travail : les esclaves. Le CRAN s’est également tourné contre l’Etat français en 2014 et le groupe de construction SPIE Batignolles pour l’exploitation inhumaine des travailleurs congolais lors de la construction, dans les années 1920, de la ligne de chemin de fer reliant Brazzaville à Pointe-Noire.

Du pillage postcolonial

Au moment où l’Afrique connaît un basculement historique, il conviendrait de se pencher sur les pillages commis au détriment des populations par le leadership postcolonial, héritier des méthodes de gouvernance ayant conduit à la criminalisation de l’Etat. Le Gabon en est un parfait exemple. En effet, la situation de « néo-colonialité » y est perceptible, depuis un demi-siècle, à travers les disparités entre les fortunes colossales amassées par la classe dirigeante et le dénuement des populations confinées dans les matitis de Libreville, lesquels sont une réplique des bidonvilles de Soweto, de Bogota, des favelas de Rio de Janeiro.

Autant de symboles de la violence coloniale à laquelle se rattache l’histoire de la bidonvilisation de Libreville. On peut y voir l’extension de ce premier campement construit pour les anciens esclaves — les Loango, libérés au large de Mayumba en 1846, transportés ensuite au Sénégal, puis ramenés trois ans plus tard afin d’occuper, sur l’estuaire du Gabon, un village baptisé « Libreville ». C’était le projet de Bouët-Willaumez, à l’époque gouverneur du Sénégal, conçu en réponse à ce que les Britanniques avaient réalisé à Freetown (Sierra Leone). Il voulait en faire un foyer de rayonnement de la civilisation française. Confrontés à des conditions de vie déplorable, les reléguant de nouveau au statut de quasi-esclave, un groupe de Loango affranchis quitta « Libreville » et alla s’installer à l’intérieur des terres.

Que les Européens nous aient traités, à cause de notre peau noire et de notre gros nez aplati (j’ironise avec Montesquieu), comme une sous-catégorie, cela s’explique par l’humanisme criminogène de l’époque contre laquelle nous ne pouvons rien. Qu’en est-il de nos kleptocrates, complices de la négation de l’humanité du petit peuple au travers d’un système de prédation ayant entraîné le pays au bord de l’abîme ? Faut-il laisser leurs effroyables préjudices sans la moindre réparation ?

Mesures réparatrices et salubrité éthique

La restauration du Gabon ne saurait se dispenser d’une justice réparatrice — non réductible à un simple dialogue conciliatoire. Pareille revendication procède d’un double argument moral et économique. Sur le plan moral, il est établi que tout être humain doit répondre des torts causés aux autres. Le droit a été créé à cet effet. En second lieu, on a remarqué que les écarts économiques et de développement humain, dans un pays comme les Etats-Unis, résultent du déterminisme historique consécutif aux violences exercées sur les populations noires. D’où la mise en place de mesures compensatoires sous le label d’affirmative action ou « discrimination positive ». 

De même, l’Etat gabonais a le devoir de réparer les préjudices causés aux populations par une classe politique bien connue. Cette justice est d’autant plus nécessaire qu’elle fera œuvre de salubrité publique tout en aidant à mettre fin à l’impunité et à rompre le déterminisme économique entre les familles enrichies par des méthodes illicites et le reste de la population. En ce sens, le Gabon pourra s’inspirer des mesures prises en France concernant « les biens mal acquis ». En 2021, ce pays a créé un dispositif de restitution des avoirs frauduleux dans le cadre de la loi « relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales ». 

En 2019, Ali Bongo est arrivé au 5ème rang des chefs d’Etat les plus riches d’Afrique. Sur le seul territoire français, le patrimoine de sa famille est estimé à 85 millions d’euros (environ 56 milliards de fcfa). L’homme est libre pendant que sa femme et son fils croupissent en prison. 
Outre la dynastie déchue, il faudrait aussi s’intéresser à la fortune de la classe de milliardaires issus du PDG : celle d’anciens Premiers ministres, de ministres d’Etat, des présidents des institutions républicaines, allant de la Cour constitutionnelle à l’Assemblée nationale. A cet égard, il est utile de signaler que le seul salaire du président de l’Assemblée (si l’on prête foi aux révélations d’Alain-Claude Bilié-By-Nzé rapportées par Gabonreview, 8 juillet 2016) s’élève à 160 millions de fcfa, comparé aux 10 millions que gagne son homologue français. Soit près de 2 milliards de fcfa par an sans compter les avantages liés à la fonction. Imaginez alors les revenus colossaux d’un Guy Nzouba-Ndama, resté à la tête de cette institution pendant dix-neuf ans (1997-2016).

Sans mesures compensatrices, les générations futures ne comprendront jamais que Brice Clotaire Oligui Nguema, arrivé au pouvoir portant haut l’étendard du patriotisme, ait pu s’accommoder de l’impunité. De même qu’on a du mal à s’expliquer que le général patriote, fervent défenseur du drapeau et d’une éthique réformatrice, ait installé à la tête de l’Assemblée de transition, appelée à concevoir la matrice de la nouvelle République, un ancien ministre de l’Intérieur, co-responsable des répressions ayant entraîné la mort de citoyens gabonais. Un homme complice du premier casse électoral perpétré en 2009. Un homme, figure éminente du parlement de godillots qui avait pris l’habitude de réécrire la Constitution, de l’ajuster et de la réajuster afin qu’elle soit taillée à la mesure du pouvoir perpétuel auquel aspirait l’héritier du trône gabonais. Cette situation de confiscation du pouvoir ne gênait d’ailleurs pas l’armée en or d’Ali Bongo.

 Avoir offert un strapontin aussi élevé à un contempteur de l’Etat de droit, c’est comme si le général de Gaulle eût demandé à un fervent collabo de venir relever la France d’après-guerre. Le Gabon a besoin de dépollution morale au risque de voir les pathologies anciennes se perpétuer et devenir incurables. Pathologies qu’un ancien Premier ministre, cadre du PDG, a traînées jusqu’au CEMAC où il a été épinglé pour népotisme et détournements massifs de fonds. Comment croire que de tels individus puissent conduire le Gabon vers la félicité dont ses habitants rêvent aujourd’hui on eût dit des enfants ?

Il est temps que les Gabonais se réveillent ; refusent de chanter bêtement l’hymne national et exigent la réforme éthique du pays, laquelle doit commencer par le rejet massif de l’amnistie accordée aux fossoyeurs de leur pays.

Contribution compensatoire

La « néo-colonialité » désigne la perpétuation des structures politiques et économiques de domination marquée par la complicité entre les puissances occidentales et les classes politiques locales. Les fortunes issues de cette complicité, investies essentiellement à l’étranger, alimentent la cadre de vie somptueux des familles devenues très riches grâce à des pratiques prédatrices. Se sentant coupable de cet état de fait, le gouvernement gabonais avait créé « un fonds souverain pour les générations futures ».

Qu’est-il advenu de ce fonds ? Dans Echos du Nord et sur mon blog affilié au journal Médiapart, j’avais soulevé, à l’occasion du « One Forest Summit » tenu à Libreville en mars 2023, le problème de l’affectation et de l’usage des fonds (10 milliards de fcfa) que la Norvège avait versés au Gabon en 2019 dans le cadre de la Central African Forest Initiative (CAFI) créée en 2015 par les Nations unies, puis des 23 milliards de fcfa émanant de Jeff Bezos, le patron du groupe Amazon, lors de son bref séjour dans le pays en 2022. La réponse à toutes ces questions doit être du ressort de la justice transitionnelle.

Cela revient à demander des comptes à l’ancienne classe politique ; à lui imposer des mesures compensatoires. L’Etat a les moyens de traquer les « biens mal acquis » et les avoirs illicites planqués à l’étranger. Il peut commencer par une procédure conciliatoire, puis envisager, en cas de résistance, des mesures coercitives allant jusqu’à la saisie partielle des retraites de ceux et celles qui, restés au pouvoir pendant des décennies, s’étaient livrés au pillage sauvage de leur propre pays.

Le nouvel homme fort du Gabon entend restaurer la conscience morale au sein de la population avec l’édiction de nouveaux comportements allant de la levée quotidienne du drapeau à la récitation de l’hymne national dans les écoles. Il perd cependant de vue que le civisme n’advient que par l’identification des citoyens aux valeurs collectives ayant pour source première le droit et la justice. En l’absence de ces valeurs, la Transition apparaîtra comme un leurre. Une illusion de libération.

Marc Mvé Bekale, universitaire, essayiste

 

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